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dimanche 17 janvier 2016

Achab

Le soir, couchée sous les draps, allongée ou lovée dans la nuit de la lumière éteinte, je parle en silence les livres que le moindre geste de réveil efface. Je m’endors hélas entre ces lignes que personne jamais n’inscrira ni ne lira, paroles de la nuit, dont la clarté et l’ordonnance sont menacées par le mouvement de les écrire, par le fait de me redresser, de retrouver la position assise. A peine les yeux ouverts, le crayon en main, les oreillers relevés, la lumière revenue, tout s’effrite de ce qui fut paroles dictées par le silence, l’obscurité, l’immobile attention, l’immobile ouverture à ce qui s’écrit dans le songe. Comme si, dans la nuit de la lumière éteinte, je n’étais plus que l’accueil de paroles accumulées, formulées pendant le jour, à mon insu, formées au fond de moi ou alentours et maintenant disponibles, disposées intactes en mon esprit. Comme si, elles nécessitaient tant de délicatesse et d’extrême attention pour être attrapées, papillons friables, que la moindre esquisse de réveil les froisse. Je rêve alors d’une machine miraculeuse, inventée par un bricoleur de génie, machine enregistreuse de paroles muettes, qui lirait ces pensées silencieuses et les transcrirait directement sur un quelconque support, sans les déranger ni les interrompre, sans le risque de les dissoudre par un geste intempestif - changer la position d’un bras, du poignet, d’un genou peut infléchir autrement ce qui est en train de s’élaborer – afin qu’au matin, à la lumière, je puisse les retravailler, ou pas. Une machine branchée directement à la source : l’élaboration de la parole.

Comme si tout le bruit du jour s’effondrait sous la nuit, s’affaissait en terre, et qu’il ne restait que les mots, indemnes -survolant tout cela qui les brouille - ce qu’il reste à dire quand tout s’est tu.

Parfois ce sont des mots impétueux, parfois ce sont les débuts d’une histoire longue qui s’écrit là et je suis à l’affût, la gorge serrée, attentive à les enregistrer, sans les brusquer, à les mémoriser pour les écrire au matin – mais ce faisant je bloque leur mouvement, leur envolée, leur trajectoire à force d’essayer de retenir ce qui est là, de fixer les paroles qui se disent. Alors se bloque la parole nouvelle, s’enraye la fluidité naturelle de ce qui se dit sans moi ; j’interviens maladroite au milieu de la parole que même un geste mental dérange.

Cela se passe comme j’imagine que se passe la pêche à la truite ; le poisson est là, vif, agile, traçant sa course et ses ellipses, vivant sa vie libre et argentée, quand la mouche du pêcheur l’attire et que l’hameçon le déchire ; la truite s’affole, se débat, mouvements désordonnés hors de l’eau, comme paroles hors de la nuit, asphyxiée par l’air et le jour ; le pêcheur, fasciné par la truite volubile et vivante ne tient, au bout de sa ligne et de son effort qu’une beauté morte, la dépouille de sa fascination.

Ces mots lumineux et vifs, à quoi bon les extirper de la rivière ? pourquoi ne pas demeurer avec eux dans leur songe, naviguer de nuit dans leur mémoire et se fondre dans leur musique – quitte à revenir bredouille mais émerveillé. Plutôt qu’écrivain ?

Les choses du jour se penchent souvent avec une moue au coin des lèvres sur le langage de l’ombre et son monde limpide. Il y faudrait un peu plus de maturité et d’efficacité à leurs yeux. Les choses du jour sont aveugles aux nuits et à leur blancheur.

Les images naissent des champs de mots, de leurs rythmes et de leur geste ondulatoire. Dans cette terre fluviale règnent des pépites de langage qui à leur tour créent un nuage, une forme, une image où se dire, se lover, se dresser. La parole s’avance en premier ; l’image n’en est que la suivante. Et toi, pauvre pêcheur, tu veux attraper le poisson miraculeux, la truite-reine, posséder ses irisations alors qu’elle n’est hors de sa rivière ou de son fleuve, hors de ses mouvements et de ses vols sous-marins, qu’une escarbille !

Ce n’est pas l’image qui cherche le mot, c’est le mot qui l’invente et la façonne.

Ensuite, il faut lentement se déplier, lentement relever ce corps allongé sans brusquer l’air ni la lumière, en silence suivre la parole qui, elle aussi, se déplie, court, sinue ou se concentre. La voir déjà, la regarder, ne pas la perdre de vue comme une vigie à l’affût des mouvements de baleines – et qui sait à quel moment la piquer, la harponner, la crucifier. Fleur de sang. Écrire et traquer les baleines, même fascination du pire, même recherche de beauté sanglante et magnifique, chasse sournoise à l’ennui, poursuite insensée d’Achab. A son tour crucifié, entraîné par le fond par sa propre victime. Lui-même collé à la baleine.

11 Novembre 2005